lundi 27 octobre 2008

La panique contre la pensée


J’ai une impression très forte autour de cette crise financière et des rumeurs de récession. L’impression que ce ne sont pas seulement les places boursières qui paniquent (après tout, on sait que les limites de l’homo oeconomicus sont entre autres la panique et les phénomènes de contagion émotionnelle, et la bourse est le lieu idéal pour ça), mais aussi les commentateurs. Au point de revenir à une célébration inconditionnelle de l’interventionnisme étatique, de ne même plus se poser la question du coût financier des différents plans échafaudés à la hâte, de voir, comme autour du 11 septembre 2001, des tournants décisifs là où il n’y en a pas toujours.
Quand l’événement paraît énorme, il paralyse non seulement le jugement, mais les conditions intimes du jugement sain. La panique pousse les commentateurs à se raccrocher à n’importe quelle idée dès qu’il voit trois autres naufragés de la pensée s’y agglutiner… elle permet aussi d’éprouver ses propres certitudes. Je vais me permettre de tester les miennes :
Première conviction : le marché reste le meilleur incitateur à produire des richesses. Les principaux acteurs, producteurs, consommateurs, intermédiaires, y sont motivés comme Smith le disait non pas par la bienveillance, mais par le souci de leur intérêt financier. L’alternative communiste est morte de ne pas avoir su motiver (autrement que par la terreur) les acteurs économiques. Les penseurs socialistes du XIXe siècle sentaient bien que le problème de la motivation des acteurs économiques était le plus redoutable dès lors que l’on voulait proposer une nouvelle organisation de l’économie : Fourier croyait avoir trouvé un système qui permettait à chacun de contribuer au bien commun en suivant en tout domaine l’inspiration de sa fantaisie, Owen croyait au poids de la pression sociale, du regard louangeur ou désapprobateur d’autrui, Cabet voyait ses Icariens stimulés en permanence par des chants patriotiques, et même Proudhon était obligé de prévoir dans ses ateliers coopératifs un « surveillant » afin qu’il soit clair que chacun faisait sa part de travail, ni plus ni moins…
Il faut donc prendre à leur juste valeur les propos de ceux qui affirment qu’ils vont, ou qu’il faut « refonder le capitalisme », car le marché restera son fondement, et ceux qui affirment qu’ils vont le « moraliser », car la quête du profit restera à sa base.
Seconde conviction : le capitalisme génère régulièrement des crises. Celles-ci commencent comme la sanction de comportements économiques aberrants, de prises de risques inconsidérées (la crise des subprimes en est une illustration). Il y a une affirmation de Péguy que j’aime beaucoup, selon laquelle il n’y a pas de miracle en économie (on peut y joindre une autre du même auteur, selon laquelle la démagogie est essentiellement une exploitation politique de l’idée de miracle). Tout se paie, le drame étant que les fautes des uns sont en outre payées par les autres. Les phases de récession (relative ou absolue) paraissent inévitables : le tout est de savoir si elles sont sectorielles ou générales, et surtout quelles sont leur portée et leur ampleur. On avait cru pendant les Trente Glorieuses avoir trouvé la formule de la croissance régulière et indéfinie : le premier choc pétrolier avait alors fait déchanter les décideurs.
Troisième conviction : il y a toujours dans la vie économique un certain degré de régulation, au sens où les acteurs exercent leur liberté dans un cadre institutionnel (l’entreprise, la bourse…). L’hypothèse selon laquelle l’économie de marché serait la forme « naturelle » de l’économie ne veut pas dire qu’elle s’exerce à l’état sauvage, mais qu’elle convient le mieux à la « nature » de l’homme, si tant est qu’on puisse la cerner. Le vrai débat porte donc sur le type de régulation que l’on peut effectivement exercer et sur le degré de régulation au-delà duquel on entraverait les initiatives et on gênerait l’innovation.
Ces trois convictions me donnent, actuellement, quelques inquiétudes liées à la manière dont les débats contemporains se présentent et à la situation française.
Tout d’abord, il ne faut pas confondre le débat sur la régulation et celui sur les interventions ponctuelles des États afin de garantir le système bancaire. Rien ne nous dit aujourd’hui que ces interventions seront suffisantes. Je pense que derrière la nécessité régulatrice et derrière la légitimité d’interventions ponctuelles, et en confondant les deux, on réintroduit en France, à la fois chez les socialistes (Arnaud Montebourg en est un bon témoin) et chez les néogaullistes, l’idée d’un pilotage de l’économie par l’État, en oubliant 1) que le degré d’interpénétration des économies le rend impossible 2) que l’État en France a déjà bien du mal à se piloter lui-même 3) que la situation des finances publiques limite considérablement l’indépendance d’un État lui-même tributaire des banques 4) que le capitalisme français, du fait de l’interpénétration de la haute fonction publique et du haut patronat, présente déjà un fort degré de symbiose entre l’État et le monde de la finance. Présenter la situation en mettant face à face un libéralisme absolu et un interventionnisme auquel on ne demande aucun compte, c’est l’occasion pour tous ceux qui refusent la modernisation de l’État d’achever leur fuite en avant. Je ne donne pas cher d’une France émancipée des obligations européennes auxquelles elle avait librement souscrit et qu’elle a déjà atténué en 2003 (voir l’essai très stimulant et volontiers provocant de Philippe Riès, L’Europe malade de la démocratie, Paris, Grasset, 2008), quand on sait que le déficit ne sert pratiquement qu’à couvrir des dépenses courantes.
Second point : dans la mesure où la crise financière est en partie (mais en partie seulement) psychologique, l’aspect « communicateur –réactif » du président Sarkozy peut être un atout et se révéler précieux. Mais nous risquons de payer très cher un aspect particulier de la composition gouvernementale : l’élément centriste, et donc européen, y est faible, on a fait place a des ralliés qui peinent à s’imposer dans la majorité en laissant dehors des politiques mieux ancrés dans la majorité présidentielle. D’autre part, le bilan le plus clair (pour l’instant) de l’action de François Bayrou a été de parachever l’émiettement de la famille centriste. Le poids politique du centre aurait pourtant en ce moment deux vertus : empêcher que l’ancrage européen de la France ne soit mis en péril et introduire un gros bon sens qui, certainement, ne suffit pas à lui seul à faire une politique, mais peut jouer un rôle pondérateur.
Ma dernière inquiétude porte enfin sur les effets paradoxaux du discours volontariste en politique. À proclamer à tout bout de champ que l’on peut tout, à donner une image absolument plastique de la réalité économique, on triomphe facilement quand les élites économiques paraissent disqualifiées dans l’opinion. Mais il est alors bien difficile justifier les efforts que l’on peut être obligé de demander au pays. La crise permet au gouvernement de prolonger son jeu d’équilibre entre la ligne réformatrice-libérale et la ligne Guaino, sans chercher une synthèse cohérente qui nécessiterait de renoncer consciemment à certains projets, à certaines ambitions. Elle renforce pour l’instant tous les écrans de fumée du paysage politique français…

dimanche 19 octobre 2008

Que reste-t-il de Marx ?


La liquidation de l’expérience du communisme soviétique a, entre autres avantages, celui de nous permettre de lire Marx comme on lit Saint-Simon, Auguste Comte, Hegel, Tocqueville, comme un de ces auteurs de grandes synthèses qui ont su apercevoir quelques traits pertinents de la modernité – qui ont eu aussi leurs points aveugles. Cela ne veut pas dire que nous placerons tous ces auteurs au même niveau, ou que nous leur apporteront in fine notre adhésion au même degré : sur bien des points, entre Tocqueville, Saint-Simon et Marx, il faut choisir.
Comme à chaque fois que le capitalisme rencontre des difficultés, on ressort Marx du placard. Mais quel Marx ? Jai été frappé par le fait qu’Olivier Besancenot comme Alain Badiou insistent, dans une logique qui est aussi celle de l’altermondialisme, sur le fait qu’on peut faire autre chose, envisager autrement l’économie. C’est le fameux « un autre monde est possible ». Ni l’un ni l’autre ne semblent considérer comme fatal ou inévitable l’écroulement du capitalisme et son remplacement par le communisme. L’appel à la « mobilisation » est assourdissant au sein de leur discours. Quant à l’analyse factuelle, elle est (héritage du communisme soviétique) remplacé par des mots d’ordres et des considérations stratégiques. Il y a ici une réduction de la pensée de Marx à un anticapitalisme mobilisateur.
Or l’analyse était essentielle pour Marx et Engels (ne négligeons pas la contribution intellectuelle de ce dernier). Marx commence, par le célèbre Manifeste du parti communiste, par donner sa vision d’ensemble du devenir historique. Qu’il ne remet ensuite pas en question, même dans les développements beaucoup plus touffus du Capital. Il propose bien un système. Bien sûr, il a dit à plusieurs reprises qu’il n’était pas « marxiste » ; mais c’est surtout parce que son système n’était pas pour lui une approche parmi d’autres, mais l’approche la plus « réaliste » possible du devenir historique. Il savait bien d’autre part que son explication n’était pas achevée ; mais les grandes lignes qu’il avait dégagées, il estimait qu’elles étaient définitives. Au mieux, il pouvait envisager que cette explication pourrait être englobée dans une autre, plus vaste, mais le démenti était impossible.
Le système d’Hegel se voulait à la fois spiritualiste et réaliste. Marx pensait s’être débarrassé de la dimension spiritualiste en attribuant le premier rôle, dans le processus historique, aux rapports de production et à la lutte des classes qu’ils engendraient – donc à la lutte de l’homme pour s’approprier la nature. Donc, au travail, en dernière analyse. Cependant, aujourd’hui encore, la pensée économique de Marx, comme celle de Proudhon dont il s’est en partie inspiré, apparaît aux économistes comme un mélange indissociable de considérations morales (la plus-value est vue comme une spoliation) et de jugements de faits (comme le pronostic de la baisse tendancielle du taux de profit).
L’expression de « socialisme scientifique » est de Engels, mais rien n’indique que Marx (qui qualifie sa doctrine de « réalisme ») l’aurait repoussée. Marx avait saisi bien des choses, ce que la simple lecture du Manifeste suffit à confirmer : le caractère central du capitalisme dans la modernité, la logique de la diffusion du salariat, l’aspect inéluctable de ce que nous appelons la mondialisation, le fait que la bourgeoisie industrielle avait une action véritablement révolutionnaire… Il prenait en compte à sa manière ce que nous appelons la « réalité économique ». L’idée qu’un « autre monde est possible » lui était étrangère : il n’y en avait qu’un à ses yeux, et c’était du développement même du capitalisme que devait sortir une nouvelle organisation de l’économie. Les failles du système, qui allaient engendrer sa fin, c’était dans la lecture critique des économistes que Marx les cherchait. Le marxisme ne voulait pas être une doctrine de réaction, mais une doctrine de progrès mélangeant « réalisme » et attente messianique de l’avènement d’une humanité réconciliée.
Marx pensait comprendre le fonctionnement du système, et il a aperçu quelques traits de sa logique. Ajoutons qu’on peut, comme cela a été le cas dans les années 1960, se replonger dans ses années initiales de formation philosophique (en oubliant que lui-même pensait avoir dépassé ce stade) pour tenter d’édifier une théorie de l’ « aliénation » sonnant comme une critique anticipée de la société de consommation.
Cela dit, sa théorie laisse de côté bien des choses qui ont construit l’histoire du XXe siècle et structurent encore la nôtre : l’État, par exemple. L’édification des États-providence est impensable en bonne logique marxiste où l’État n’est que l’instrument de domination d’une classe par une autre. La nation, également, pourtant fondamentale au siècle qui a suivi le sien, malgré les efforts des austro-marxistes pour comprendre le mouvement des nationalités. La religion : si la formule l’ « opium du peuple » fait de la religion l’expression poétique des malheurs populaires, la consistance propre du fait religieux, inévacuable pour qui analyse un peu sérieusement le monde contemporain (ou écrit l’histoire du totalitarisme), échappe totalement à Marx. Le religieux se venge en réenchantant sa propre doctrine, devenue « religion séculière » (Raymond Aron).
Les erreurs de pronostic de Marx sont certes excusables : tous les grands penseurs du XIXe siècle en font. Mais elles ont des conséquences incalculables : le salariat serait pour lui toujours associé à la misère (que la paupérisation des prolétaires soit absolue ou relative), ce qui l’empêche d’anticiper l’émergence d’une classe moyenne salariée, la législation sociale serait impuissante à améliorer la situation matérielle des travailleurs, et le capitalisme serait autodestructeur, menant fatalement à une apocalypse économico-sociale, après avoir créé toutes les conditions de son remplacement par un autre système.
Dès les années 1890, la nécessité de « réviser » la théorie apparaît, avec l’œuvre du socialiste Eduard Bernstein. Mais son « révisionnisme », s’il ancre dans le socialisme allemand une tendance réformiste, échoue à s’imposer à l’ensemble du SPD et des partis de la Seconde Internationale fondée en 1889. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’une telle « révision » soit possible sans mettre à bas l’ensemble de la doctrine : la conviction et l’espérance révolutionnaires sont au cœur du marxisme, et la certitude que la lutte des classes est au cœur de l’histoire (avec de terribles ambiguïtés sur ce qui fait l’unité d’une classe et même sur combien de classes il y a au total) est indispensable pour faire du marxisme un « réalisme ». Les « marxiens », du XXe siècle n’ont jamais réussi à donner à leurs marxismes révisés la moindre crédibilité. Marx aurait sans doute souri de pitié devant sa doctrine réduite à un ensemble de slogans sans unité théorique, et ne l’aurait pas reconnue. Il n'aurait pas davantage était convaincu, lui qui voulait unir théorie et "praxis", non plus penser le monde, mais le penser et le transformer d'un même mouvement, par les efforts des théoriciens de l'école de Francfort, ou de Schumpeter, pour réemployer quelques élements de son système en les combinant avec d'autres, pour construire une théorie de la modernité ou du capitalisme.
Il reste de sa doctrine une vaste tentative de penser le capitalisme, une volonté de prendre en compte la réalité économique dans toute sa pesanteur avant que d’écouter les souhaits de son cœur, quelques pronostics qui se sont réalisés (l’inéluctable mondialisation du système), et d’autres qui ont été très rapidement démentis par l’Histoire. Le drame est sans doute (je pense à l’aventure léniniste) que vouloir maintenir en l’état une doctrine manifestement inapte à rendre compte de pans entiers de la réalité, et surtout vouloir en faire le fondement d’une pratique révolutionnaire, puis d’une pratique du pouvoir, ne peut se faire qu’en comblant par la violence l’intervalle entre la théorie et la réalité.
Mais croire que, par un anticapitalisme sentimental et, étymologiquement, réactionnaire, on ressuscite un penseur de l’ampleur de Marx, c’est transformer un philosophe en un fétiche inopérant.

lundi 13 octobre 2008

Le grand retour du camp du "non" ?


La modernité est le règne du débat et de l’information ; aussi chaque événement pénètre-t-il dans l’Histoire accompagné d’un flot de commentaires. Hommes politiques et éditorialistes sont ainsi obligés, dans l’urgence, de tenter de faire parler un phénomène brut, d’essayer de lui arracher son secret. Plus les commentateurs sont engagés, plus l’événement leur semble confirmer leurs analyses précédentes… personne n’échappe à cela, et moi pas plus que les autres. Heureusement, nous pouvons confronter, les uns et les autres, nos points de vue…
Je suis tout de même frappé du fait que l’ancien « camp du ‘non’ » du référendum de 2005 s’estime conforté dans ses certitudes. On l’entendait un peu moins ces dernières années : il s’était fait discret. Où était la promesse d’une Europe plus « sociale » et plus « protectrice » ? Où était le fameux « plan B » ? Où était la nouvelle dynamique qu’une France bloquant la construction européenne n'allait pas manquer de susciter ? Où était même, sur le plan français (je pense à la stratégie de Laurent Fabius) le basculement de l’opinion « à gauche toute » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’est fait tout petit en 2007 ? Le souverainisme lui-même, chevènementiste ou gaulliste, paraissait devenu diaphane, affaibli par la récupération sarkozyste.
Le revoilà en selle, sur l’air du « on vous l’avait bien dit ». Est-il sûr de ne pas s’être trompé de cheval ? Je crois au contraire que la crise plaide plutôt pour la construction européenne, avec toutes ses imperfections et ses limites.
Historiquement, cette Europe (il suffit de penser à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier de 1951, sa matrice) est un mélange de coopération politique entre États, de libéralisation des échanges, d’ambition régulatrice et de supranationalité. Le centre gauche et le centre droit (des socialistes modérés aux européens de l’UMP) saisissent aujourd’hui la tâche historique de l’Europe (sur le plan socio-économique) comme la conciliation entre les impératifs du marché, une certaine ambition sociale et l’importance accordée aux institutions régulatrices. Les politiques français (et certains de leurs conseillers) ont pris l’habitude de s’attaquer régulièrement à ceux qui incarnent cet ambition (commission européenne, président de la Banque Centrale Européenne) chaque fois qu’ils se heurtent au principe de réalité, et que leur discours volontariste montre ses limites obligées, sans se rendre compte qu’ils sapent la légitimité de l’Europe et limitent en fait, à l’intérieur de l’Europe, les marges de manœuvre de notre pays.
Acceptation de la concurrence, édification de politiques sociales ne plombant pas la compétitivité des entreprises, souci de régulation (hérité en partie de l’ordo-libéralisme allemand), gestion raisonnable des finances publiques : la formule, toujours à adapter, délicate à doser, demeure pertinente aujourd’hui. Les vrais débats, ceux qui peuvent avoir une incidence concrète, sont internes à ce cadre. Jean-Claude Trichet a été vivement attaqué ces dernières années : les deux candidats du second tour en 2007 lui reprochaient son approche anti-inflationniste et une politique monétaire trop restrictive qui en était le corollaire) La poussée inflationniste, corrosive du pouvoir d’achat, et les difficultés du système financier américain lui redonnent bien du crédit…
Les plans de soutien coûteux que les États sont en train d’envisager (si on se place dans l’hypothèse qu’ils seront efficaces) montrent à quel point il est important que les finances publiques soient bien gérées. Que n’a-t-on entendu à propos des critères de Maastricht fixant un maximum de 3% du Produit Intérieur Brut pour le déficit des États membres de l’Union et un maximum d’endettement de 60 % du PIB ? Il apparaît qu'ils ne sont pas seulement une contrainte, mais qu'ils sont aussi une garantie pour l’avenir. Et entendre les anciens « nonistes » nous expliquer qu’il faut laisser filer les finances publiques pour mieux relancer l'économie est pittoreque : ils ne veulent, au fond, que transformer une éventuelle faillite des banques en faillite probable de l’État. D'autre part, les anticapitalistes qui dénoncent la « communauté d’intérêt » entre l’État et les banquiers devraient se rappeler que l’endettement met, d’une certaine manière, la puissance publique entre les mains des banques. Le général de Gaulle, dont on sait à quel point il était adepte du volontarisme politique et envisageait surtout les choses du point de vue national, s’était donné comme priorité en 1958, quitte à prendre pour cela des mesures impopulaires, le redressement des finances publiques…

vendredi 3 octobre 2008

Mise au point



J’ai beaucoup apprécié le commentaire de « guit’z » sur la dernière « livraison » de mon blog. Il est développé, vivant, et assez dur pour donner envie de réagir. Je vais essayer de résumer son argumentation : la politique française s’est bloquée non pas en 1988, mais à partir de Giscard d’Estaing, elle se résume à de la communication « post-moderne » qui vise à faire accepter à nos sociétés un libéralisme utilitariste anglo-saxon, valorisant faussement le travail. Mon interlocuteur se dit spirituellement catholique, politiquement gaulliste et socialement marxiste, et rêve du retour à une « droite des valeurs » et à une « gauche du travail » pour l’avenir, se cantonnant pour le présent à l’apolitisme. Et il pense que je «commente dans le vide », ce qui est une manière polie de me dire que je suis dupe d’un jeu d’apparence, qui ne sert qu’à masquer la marchandisation du monde, préparée à la fois par les soixante-huitards et par les libéraux.

Résumer, c’est toujours un peu trahir, mais je voudrais partir de ce commentaire pour préciser mon point de vue. Je crois que « Guit’z » se retrouve dans quelques traits fondamentaux qui marquent l’opinion française contemporaine : le refus de la mondialisation libérale, la nostalgie de la geste gaullienne, le rejet de la politique. Ce sont trois traits que je comprends (c’est mon métier) mais qui m’inquiètent (c’est ma réaction d’intellectuel).


Le refus de la mondialisation libérale prolonge le refus de la société de consommation des années 1960. Ici, « Guit’z » rejoint en outre le désarroi des milieux religieux devant le matérialisme pratique de nos sociétés. Je reste quant à moi persuadé que la société de consommation est spirituellement muette, sans adhérer à l’idée qu’il s’agirait d’un totalitarisme mou. Tocqueville disait déjà que la société démocratique risquait de nous cantonner dans les « jouissances permises ». Le sociologue Jean Baechler, dans son ouvrage Le Capitalisme (Paris, Folio, 1995) avait une belle formule : « Quel est le sens d’un vie consacrée à accumuler toujours plus de signes monétaires et d’une civilisation axée sur l’augmentation annuelle du PNB, global ou par tête ? Aucun. C’est une évidence, sauf pour ceux qui vivent dans la pénurie : pour eux, devenir moins miséreux et peut-être même devenir riche a un sens humain réel. » Il me paraît évident que ce vide spirituel est la rançon de l’abondance. Comme nous n’envisageons pas de revenir vers la pénurie, je crois qu’au lieu de perdre leur temps à contester les fondements de la société de consommation (je ne leur demande pas de tout accepter de ce qui se passe dans la société), et à se jeter dans l’anti-capitalisme ou dans l’écologisme, les Églises ont plus à gagner à nous apporter le recul spirituel qui fait cruellement défaut à une civilisation de l’immédiat. Je crains que derrière la société de consommation, ce soit tout simplement la société civile que l’on refuse, ce soit tout simplement les gens ordinaires que l’on méprise, en rêvant du tout-politique ou du tout-religieux.


Ce refus de la mondialisation libérale est aussi lié à une dévalorisation du travail. Ici, c’est une question de valeurs… je crois que le côté déstructurant du chômage et la désocialisation brutale que vivent les pré-retraités (sans évoquer les 35 heures) suffisent à montrer que la France n’a pas gagné grand-chose à s’attarder dans la société des loisirs. Je crois que des penseurs comme Daniel Cohen, qui tournent leur réflexion sur la qualité de vie au travail (voir certains passages de ses Trois Leçons sur la société post-industrielle, Paris, Seuil, 2006), ouvrent sûrement des perspectives plus intéressantes. La valorisation du travail a été un des premiers apports de l’économie politique (on la trouve déjà au XVIIe siècle chez nombre de mercantilistes), et j’y suis attaché. Là encore, le travail est au fondement de la société civile et de l’existence sociale ; on ne peut le critiquer sous sa forme salariée (ou contractuelle) que si on peut offrir la perspective d’une réorganisation sociale totale offrant un travail « désaliéné ». Marx était logique, mais si nous ne croyons plus à la perspective du communisme (et qui y croit vraiment encore ?), je crois qu’il vaut mieux se soucier des intérêts concrets des travailleurs que de les dégoûter du travail.


L’antilibéralisme économique se trouve en ce moment renforcé par la crise financière, comme toujours quand le capitalisme (le pire système à l’exception de tous les autres, disait Churchill) connaît une crise. On peut toujours discuter de régulation, et voir si l’on peut éviter des soubresauts parfois dramatiques – mais on peut difficilement oublier que c’est le développement du marché qui a enrichi l’humanité comme jamais auparavant en trois siècles : combattons les poches de misère, perfectionnons tout ce que nous pouvons, ne frappons pas le cœur du dynamisme économique…


La nostalgie de la geste gaullienne, je la comprends plus aisément. C’est celle de la grandeur, d’un mélange de conviction et de recul, de culture et d’implication, de foi et de cynisme, d’optimisme et de nostalgie… qui resterait insensible à cela ? Il suffit d’ouvrir les Mémoires de guerre, ou les Lettres, notes et carnets, pour être pris. Mais De Gaulle est aussi un solide pragmatique doublé d'un magicien du verbe, un homme qui se résigne (quitte à en souffrir), à ce qu’il ne peut pas changer, un homme qui comme tous fait des erreurs (il pensait par exemple que la réforme de 1962 ne changerait pas l’équilibre des pouvoirs)… J’aime mieux ce De Gaulle là que celui des gaullistes. Je pense même qu’on aime mieux De Gaulle, comme on aime mieux Péguy ou Hugo, quand on n’en est pas un inconditionnel. De Gaulle incarnait d’ailleurs aussi certaines vertus bourgeoises, comme l’idée d’une bonne gestion des finances publiques…


Le rejet de la politique se fait en France au nom d’une politique rêvée, toute-puissante et directement connectée à des valeurs, sans prise en compte des intérêts, sans ambitions personnelles… Une politique dont chacun espère qu’elle le fera « rêver » comme un enfant, tout en sauvegardant ses intérêts d’adulte… Bien sûr, nous voulons tous, par moments, être distraits de nos soucis quotidiens (c’est pourquoi même sans l’avouer nous aimons la politique-spectacle des élections présidentielles). Mais il y a un pays en dessous (et même un monde, d’une certaine façon). Chaque décision pèse, chaque domaine est important. Les valeurs, inutile d’aller les cherche contre le réel : elles sont nos préférences, et sont à l’arrière-plan de chacun de nos choix! Si on refuse les grands mythes politiques, il nous reste le bien et le mal relatifs. Est-ce que telle décision va ou ne va pas dans le sens de l’intérêt de la communauté politique ? Est-ce qu’elle répond à un problème concret ou est-ce qu’elle simplement l’élément d’une stratégie politique ? Le plus souvent, nous sommes dans le gris, l’incertain. On peut toujours rêver d’une démocratie sans démagogie… il est plus important de soutenir les décisions courageuses, ou de combattre les indignes. Oui, la politique peut nous absorber à tort, nous couper du reste, et nous pouvons ne plus être que dans le discours argumentaire… mais tout peut devenir la source d’une aliénation. Tocqueville disait que pour bien aimer la démocratie, il fallait l’aimer modérément… j’en dirais autant de la politique.

C’est quand on ne voit plus que la politique, en oubliant la société, la communauté humaine, déchirée, parfois pitoyable, parfois sublime, c’est quand on y cherche des dieux et qu’on s’y fait des idoles que l’on s’y blesse l’âme. Alors, on se retire avec ses icônes. Mais la politique vaut surtout souvent par ce qu’on y apporte de l’extérieur : culture, compétence, convictions : ne gardons pas tout cela pour nous.