lundi 30 mars 2009

Ce qui est vivant et ce qui est mort


Le philosophe et historien libéral Benedetto Croce avait publié en 1907 un ouvrage dont le titre me ravit toujours : Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel. Je préfère cette terminologie à celle de Victor Cousin, qui disait chercher parmi les débris épars de la philosophie du passé ce qui peut encore servir pour construire la philosophie nouvelle. « Ce qui est vivant et ce qui est mort »… Distinguer ce qui a disparu à tout jamais, ce qui était lié à un moment précis de l’histoire de l’humanité, ce qui à vues humaines est englouti dans l’irréversible, de ce qui peut encore nous nourrir. Peut-être ce qu’il y a dans une pensée d’éternel, en tout cas ce qui dure assez pour être actuel. Ce qui nous parle encore, si nous prenons le temps d’écouter.
Distinguer ce qui est vivant et ce qui est mort dans un héritage, c’est souvent la tâche de chacun de nous. C’est aussi une forme de rapport vivant et critique à la tradition.
Bien sûr, nous pouvons aussi choisir d’être nés d’hier, dans un déni violent de tout héritage : ce n’est pas seulement le cas des révolutionnaires, quand bien même ce sont eux qui nous viennent le plus vite à l’esprit. C’est aussi le cas des « modernisateurs » abstraits et/ou bureaucrates, qui ne voient dans toute réalité préexistante qu’un fatras d’absurdités. Il nous est aussi loisible d’être des défenseurs intransigeants de grands « modèles » issus d’un passé mythique (comme le « modèle républicain » ou le « modèle français », à droite le « gaullisme authentique », à gauche le « socialisme à la française ») et de demander à la « tradition » considérée comme un bloc des réponses automatiques. Mais on constate alors que ce recours traditionnel sert surtout à déplorer les malheurs des temps : tout changement ne peut plus être pensé que comme déviation, dénaturation.
Il en va des traditions politiques comme des traditions religieuses : elles offrent à l’esprit d’infinies ressources, à condition de n’en être pas esclaves. Nous ne sommes pas condamnés à être indéfiniment nés de la dernière pluie. Si j’ai un problème avec la bipolarisation à la française (placage artificiel sur un paysage politique éclaté) c’est précisément parce qu’elle favorise un certain analphabétisme politique : à force de se définir exclusivement contre l’autre, on en vient à méconnaître sa propre tradition. J’aimerais entendre et lire plein de choses du type : « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le libéralisme », « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le socialisme », « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le gaullisme », « ce qui est vivant et ce qui est mort dans l’écologie politique », « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le patriotisme », « ce qui est vivant et ce qui est mort dans la démocratie représentative ». Une tradition ne vit qu’en se développant, et elle ne se développe que par sa critique sélective. Bien sûr, nos arrêts de mort sont parfois tout relatifs, et nous n’avons pas tous les mêmes. Il y a bien des résurrections inattendues et bien des zombies idéologiques… mais il s’agit plus ici d’évoquer un cadre de pensée que d’avancer des résultats.
Mais les traditions meurent parfois aussi. Le marxisme-léninisme en est une et plus personne, même parmi les anticapitalistes les plus motivés, ne cherche à la ressusciter. D’autres naissent : pour ne prendre un exemple que dans le domaine culturel, qui ne voit que la culture pop-rock a conquis une mémoire, des standards, un patrimoine souvent ré-exploré et réactivé de cent manières différentes ? C’est aussi parce que toute culture est traditionnelle d’une certaine manière que toute culture politique doit, si elle veut vivre, entretenir un rapport critique avec sa tradition. On peut étendre cela aux doctrines économiques : la crise financière actuelle ne mettra pas à bas le libéralisme économique (sauf à le confondre avec une de ses écoles), mais il lui faudra savoir pour poursuivre sa route « ce qui est vivant et ce qui est mort » dans la pensée monétariste, comme il a dû dans les années 1970 apprendre « ce qui était vivant et ce qui était mort » dans la pensée de Keynes. On touche du doigt toute l’illusion des « retours ». Si on ne veut pas avoir à régresser purement et simplement (et on le croirait en entendant des gens qui s’imaginent 1) que le New Deal était keynésien 2) qu’il aurait relancé l’économie américaine), il faut en permanence actualiser le courant de pensée dans lequel on se situe.

mercredi 18 mars 2009

Kant vs pessimisme politique ?


Pessimisme ou optimisme ? Un ami disait de mon dernier post qu’il était d’un « pessimisme noir ». C’est un peu le lot du commentaire politique : on se trouve souvent inventorier des problèmes, des difficultés et comme l’on n’est pas en position d’agir, cela peut devenir irritant, voire franchement déprimant. Dans mon dernier post, je cherchais à comprendre pourquoi le discours politique et le discours médiatique (si tant est qu’ils aient une unité) étaient d’une tonalité assez négative, dans un pays dont on sait qu’il a bien des atouts. J’inventoriais ce qui dans nos institutions me paraissait y pousser. Je suis à cent lieues de penser qu’il n’y a rien à faire contre cela ; aussi suis-je ravi de répondre à un commentaire qui pose une bonne question en me demandant du positif.
On ne reviendra pas sur la désignation du président de la République au suffrage universel à laquelle les Français sont très attachés, tout simplement parce qu’on ne reprend jamais au suffrage universel ce qu’on lui a donné. En 1850, les conservateurs du Parti de l’Ordre avaient amputé le suffrage universel du tiers de ses électeurs. Il avait ainsi sottement libéré un espace pour le président Louis-Napoléon-Bonaparte qui, le 2 décembre 1851, pouvait alors même qu’il procédait à un coup d’État annuler cette loi et se donner ainsi un air démocratique. Tout ce qui ressemble à de la défiance par rapport au suffrage universel se paie comptant en démocratie. Par contre, il y a bien des moyens, me semble-t-il pour rééquilibrer le système.
Interdire purement et simplement le cumul des mandats permettrait que les députés ne soient pas à la fois décideurs et bénéficiaires (par le biais des mandats locaux) des dépenses publiques. Supprimer le scrutin d’arrondissement leur permettrait de se placer sur le plan national, et rendrait moins utile le cumul des mandats. La proportionnelle (on peut infiniment discuter des éventuelles prime à la majorité) déverrouillerait certainement le débat politique, obligerait le gouvernement à certaines transactions avec l’Assemblée, et redonnerait un peu de crédibilité au régime parlementaire… Faire une place au Sénat à des représentants des régions ne me paraît pas non plus idiot, et rééquilibrerait un peu les choses.
Pour le reste, je ne suis pas pessimiste. On peut être critique, quand on commente, c’est inévitable. On n’est pessimiste que si l’on pense que la politique est toute-puissante. Si on la voit comme une négociation constante entre des principes et la réalité, alors le jugement à long terme dépend d’un point de vue sur le devenir du monde. D’une attente ou d’une peur de l’avenir. Personnellement, le fait de fréquenter des étudiants depuis maintenant dix ans m’a vacciné contre la posture pessimiste du type « les jeunes n’ont plus de valeurs », « l’individualisme a tout gangrené », etc. Voir de jeunes esprits se saisir des problèmes éternels de l’humanité, parfois tâtonner, parfois fulgurer, parfois faire preuve d’une maturité tranchante et surprenante, cela suffit à me convaincre que ni le pays ni l’humanité n’ont dit leur dernier mot.
Enfin, inventorier de grands basculements, des événements qui ont surgi, comme la chute du mur de Berlin, sans qu’aucun esprits raisonnables ne les ait vu venir, constater que la France se modernise « en escalier », des phases de stagnation boudeuse succédant à des périodes de dynamisme qui vont bien au-delà d’un simple rattrapage, tout cela prémunit contre le désespoir, parfois si tentant comme choix esthétique.
Même quand les évolutions en cours ne sont pas ce qu’on attend, ni ce qu’on espère, il nous reste toujours la feuille de route obligeamment fournie par Emmanuel Kant en 1784 dans le superbe «Qu’est-ce que les Lumières ?» :
« Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. »
Ce texte incite à ne pas avoir peur d’être parfois seul de son point de vue ; quand notre diagnostic n’est pas rassembleur, quand on ne sait pas même s’il a une chance de trouver un débouché, nous essayons quand même de suivre notre raisonnement. D’une certaine manière, essayer de poser un diagnostic, c’est faire preuve d’une certaine foi en l’avenir. Nous pouvons nous tromper : si par hasard nous avons raison, il se trouvera bien quelqu’un, tôt ou tard, pour récupérer notre idée ou la retrouver par ses propres moyens. Nous sommes dans une chaîne, dans une trame d’humanité et quand nous pensons par nous-mêmes, il se peut toujours que nous pensions pour les autres. Et pour l’avenir.

lundi 2 mars 2009

Bipolarisation imparfaite et discours politique


En 1981, la Vème République est entrée dans l’ère de l’alternance. S’agissait-il d’une «normalisation» de la France ? Plusieurs signes le donnaient à penser, dont l’accélération du déclin du parti communiste (commencé en fait bien plus tôt, avec la déstalinisation). La bipolarisation imposée par la réforme de 1962, dégageant une majorité présidentielle et une opposition, rompant avec une tripartition relative assez prégnante sous les IIIème et IVème Républiques (les gauches, les centres, les droites), semblait aboutir à l’émergence de deux rassemblements des droites et des gauches dominés par des modérés. Le vieux rêve de Gambetta – un bipartisme à l’anglaise en France – était peut-être en voie de réalisation. Il me semble cependant que nous nous en éloignons, pour en demeurer à ce que j’appellerais une bipolarisation pathologique.
Les grands partis de gouvernement font depuis longtemps défaut à la France. Léon Blum, dans son ouvrage À l’échelle humaine, publié en 1945, a ainsi estimé que c’est le manque de partis politiques structurés et rassembleurs qui expliquait l’échec du régime parlementaire en France : « Si le parlementarisme, écrivait-il, a réussi en Angleterre et échoué en France, c'est essentiellement parce qu'il existe en Angleterre une ancienne et forte organisation de partis et que - hors de rares exceptions qui confirment la règle - on n'a jamais rien pu créer de pareil en France depuis un siècle et demi. (…) La précarité ministérielle, que les mollesses ou les vacillations de l'action gouvernementale, que la lenteur ou le désordre des débats, bref que les défaillances ou les à-coups de la machine parlementaire en France procèdent avant tout de l'absence de partis suffisamment homogènes et disciplinés. Il en fut ainsi sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous l'Ordre Moral comme depuis vingt ans. Ni autour de Thiers, ni autour de Gambetta, ni autour de Clemenceau n’ont pu se constituer des partis de gouvernement solides, disciplinés et durables. Les efforts obstinément employés depuis le début du siècle présent pour extraire un véritable parti politique de « l'état d'esprit » radical n'avaient abouti qu'à de pures apparences. (…) La tentative faite au lendemain des élections de novembre 1919 pour fonder un grand parti conservateur avait échoué bien plus rudement encore, puisqu’au bout d’une législature il n'en restait même plus de trace. M. Tardieu, dix ans plus tard, a essayé de la renouveler et a dû renoncer presque aussitôt. A la veille de la Guerre, il n'existait pas de parti modéré. Les éléments disparates du Centre et de la Droite étaient incapables de s'unir sur autre chose que sur des votes d'opposition systématique. »
Le gaullisme a pu rassembler des militants, mais l’idéologie gaulliste même était incompatible avec une véritable vie partisane. Le parti socialiste n’a pas atteint la taille qui permet d’assumer jusqu’au bout tous les risques du débat interne et de la compétition pour le leadership. Surtout, depuis les années 1980, l’accélération du déclin du parti communiste, dont on pouvait penser qu’il gelait, neutralisait et d’une certaine manière intégrait démocratiquement l’électorat protestataire (la fameuse « fonction tribunicienne » de Georges Lavau) n’a pas donné lieu à un élargissement de la base des partis de gouvernement.
L’essor du Front National dans la seconde moitié des années 1980 et son affirmation des années 1990, la remontée de l’extrême gauche depuis une dizaine d’années sont des phénomènes bien connus. Le parti socialiste n’a pas récupéré l’électorat communiste, et la fondation de l’UMP en 2002 n’a pas abouti à une véritable fédération des droites et du centre.
Au total, une proportion assez importante d’électeurs votent pour des partis qui contestent le «système» et pour qui cette contestation est une fin en soi, privés qu’ils sont de toute doctrine proposant un futur tant soit peu crédible. La contestation est pour l’instant leur force et leur limite. On peut mordre sur eux, comme Nicolas Sarkozy a mordu en 2007 sur l’électorat du Front national. La manœuvre demande pas mal de culot, de talent et de réussite – mais aussi une bonne dose de démagogie.
Chaque camp tente une alliance de revers en favorisant la croissance des extrêmes de l’autre : une partie de la gauche l’a fait avec le Front national, ce qu’elle a lourdement payé en 2002. Du côté de l’UMP, on voudrait bien rééditer la manœuvre en jouant la carte Besancenot – mais la facture sera alors sociale, l’extrême gauche (ou la gauche radicale) pouvant s’appuyer sur une mouvance syndicale dynamique.
Cette situation d’une bipolarisation inachevée, dans un pays où la culture du consensus n’existe pas et où le libéralisme politique a été écrasé par le socialisme et le gaullisme, a de terribles effets déformants sur le discours politique.
Chaque camp court après ses extrêmes, et les déformations inévitables de la vie politique démocratique sont accentuées hors de toute mesure ; on a ainsi des modérés qui entretiennent le mythe de la toute-puissance du politique, mythe auquel ils ne croient pas, et qui tapent sans discernement sur le camp d’en face de peur d’être « débordés ». Qui ne combattent politiquement leurs extrêmes qu’en adoptant d’abord leur discours. Jusqu’au centriste François Bayrou qui, pour tenter de faire émerger un centre indépendant, allie en une rhétorique improbable condamnation globale du « système », attaques violentes ad hominem et maintien de quelques orientations modérées, obligé qu’il est de montrer qu’il s’oppose alors qu’il voudrait conserver une liberté de parole qu’il estime propre au centre…
Car dans ce contexte, les oppositions ne sont pas tant tenues de construire des alternatives que de montrer qu’elles s’opposent. Que les majorités au pouvoir aient peu d’idées nouvelles, c’est normal. Théoriquement, c’est en réfléchissant quand elles étaient dans l’opposition qu’elles ont renouvelé leur stock et construit un programme pour articuler théorie et pratique. Que l’opposition soit enfermée même hors des campagnes électorales dans la critique minutieuse et absolue de la politique gouvernementale, c’est plus tragique : outre le fait que cela prend tout le temps de son mince personnel, elle ne peut construire un projet crédible, puisqu’elle se prive d’avance de certaines rencontres avec ce que fait ou ce qu’essaie de faire plus ou moins adroitement la majorité. Sauf à laisser totalement à la majorité le monopole d’un réalisme minimum. Et à s’enfermer tranquillement dans le radicalisme verbal.
Or, il est normal que la majorité et l’opposition se rencontrent parfois dans leurs projets : cela nous prouve que la coupure n’est pas absolue et qu’il n’y a pas deux France (ou deux humanités). Ce sont des priorités, des accents qui font souvent la différence, si on n’est pas dans la perspective « révolution contre réaction ». Je crois même que nombre d’électeurs le savent….
De ces affrontements autour de la moindre réforme, de la moindre mesurette, naissent deux discours négatifs : celui des gouvernants sur le thème « ce pays est à changer de fond en comble, rien ne va, personne ne fait correctement son travail », celui des opposants sur le thème « au secours, l’essentiel est en péril ». On se trouve ainsi insulter à la fois le présent, le passé et l’avenir. La modernisation comme les atouts traditionnels du pays ne trouvent pas place dans ce s discours ultra-volontariste ou apocalyptique, destiné à renforcer artificiellement les clivages dans le but de souder deux camps disparates. Le discours politique se trouve ainsi produire en permanence du négatif, et éviter en permanence le débat profitable, celui où l’on est toujours, tôt ou tard, conduit à concéder quelque chose à l’adversaire.
Si la faiblesse des partis politiques en France est structurelle, s’il faut tenir compte d’un radicalisme politique persistant, alors il faut se poser le problème de la bipolarisation institutionnelle post-1962 et donc le problème des institutions. On connaît la ritournelle des hommes politiques à ce propos : « cela n’intéresse pas les Français ». Est-ce véritablement un argument ?