vendredi 15 mai 2009

Lettre à une collègue


Chère commentatrice et chère collègue
Je suis très flatté que vous peiniez à comprendre ma position : bien sûr, on peut toujours se plaindre de n’être pas compris, mais je trouve cela plutôt agréable. D’abord parce que vous me lisez attentivement et cherchez à me comprendre, ensuite parce que votre démarche postule qu’il y a quelque chose à comprendre. Enfin, parce que vous me faites implicitement crédit d’une position originale (peut-être incohérente…), qui n’entre pas dans les cadres existants. Vous exposez votre perplexité d’une manière si précise, que vous levez bien des lièvres. Je vais essayer de les rattraper, ou de n’en pas trop laisser filer.
Je n’ai pas cherché à livrer sur le « mouvement » une position clef en main, et j’ai moi-même eu du mal à me fixer. Je ne pense pas mépriser les collègues qui y sont engagés, d’abord parce que je ne les juge pas en bloc ; je ressens par contre vis-à-vis d’une partie d’entre eux une colère sourde que j’ai du mal à maîtriser, et qui transparaît parfois. La colère que l’on ressent devant un gâchis évitable, qui me fait parfois penser que « sauvons l’Université » devrait changer de nom... Mais soyons plus précis.
Vous me lisez depuis longtemps et vous savez que j’essaie de relier l’actualité aux évolutions à moyen et long terme, mais aussi à des principes qui me semblent constituer des invariants de l’action politique – et aussi à une vision de la démocratie libérale.
Je vais commencer par distinguer deux choses qui sont mêlées dans votre commentaire : le jugement sur les modalités du « mouvement » et le jugement sur le fond.
Sur les modalités, je serai très clair : les collègues qui manifestent, qui font grève et renoncent comme la loi leur en fait obligation à leur journée de salaire, qui multiplient tribunes, pétitions, ont droit à tout mon respect. Ils ne font qu’utiliser les moyens que l’on a de faire connaître son mécontentement et de tenter d’influencer le gouvernement et les législateurs dans une démocratie représentative. Je suis tout à fait d’accord pour qu’ils se réunissent en Assemblées Générales. Ces AG représentent ceux qui sont mobilisés, elles peuvent servir à choisir la manière dont la mobilisation va se poursuivre, les principes qu’elle va défendre. (Je ne peux cependant m’empêcher de sourire quand on m’évoque les collègues tournant en rond autour de l’Hôtel de Ville, inconscients du symbole qu’ils matérialisent, mais on ne se refait pas…)
Je n’ai aucun respect envers ceux qui ne respectent pas la loi de la République, qui m’empêchent de faire cours et empêchent les étudiants qui le désirent de suivre leurs cours. Je prends bêtement au sérieux ce qu’il y a dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que nous serinons à nos chères têtes blondes. Nul ne peut obliger à faire ce que la loi défend ni empêcher de faire ce qu’elle permet. On ne peut sortir de l’État de droit démocratique, sortir de la légalité politique que lorsque l’État de droit lui-même est menacé. Une loi sur l’enseignement supérieur ne le menace pas.
Surtout, je ne crois pas que « la fin justifie les moyens ». Au contraire, accepter l’État de droit, c’est précisément accepter de n’employer pour parvenir à ses objectifs politiques et syndicaux que des moyens légaux. C’est peut-être frustrant, parce que cela limite l’efficacité de notre action, mais c’est ce qui nous permet de vivre ensemble avec nos divergences. Je regrette que le gouvernement n’écoute que les plus radicaux, mais pour moi ce n’est pas un argument en faveur de l’action illégale : en démocratie, il faut aussi, parfois, savoir perdre.
Je ne suis pas d’accord avec ceux de mes collègues qui ont appelé les étudiants au secours de leurs revendications, même justifiées. Quand certains affirment par exemple devant des étudiants de licence qu’ils sont évalués « par les colloques », j’ai honte. Je n’aime pas qu’on profite de l’idéalisme des étudiants, ni de la confiance qu’ils nous font, pour leur imposer notre point de vue.
Je n’ai aucun respect pour une AG quand elle prétend décider si on va ou pas bloquer la faculté, c’est-à-dire si on va ou pas respecter la loi de la République. Je n’ai aucun respect pour une équipe présidentielle (vous voyez de qui je veux parler) qui organise la subversion et pratique le double langage (« Il faut pouvoir reprendre les cours… Oh, quelle surprise les salles sont fermées. »)
Comme tout un chacun, je crois que nous manquons de contre-pouvoirs et c’est pour cela que je cherche, comme beaucoup d’autres, à ce que la question institutionnelle soit posée. Mais je ne crois pas que l’on puisse identifier le fait qu’un gouvernement légitimement désigné fasse des réformes que l’on conteste et la « tyrannie de la majorité ». La tyrannie de la majorité selon Tocqueville, c’est quand les droits de la minorité ne sont pas respectés. La culture de l’alternance suppose que l’opposition reste dans un cadre légal et surtout prépare cette alternance. Je déplore que le gouvernement ait présenté des textes mal ficelés, comme le statut des enseignants chercheurs, ou brusqué inutilement le milieu dans l’affaire de la mastérisation. Mais où sont les réformes de fond engagées après les « larges concertations » ? Je crains que la gauche ne se stérilise en voulant contrer l’actuel gouvernement en permanence, alors qu’elle a une alternance à préparer. Pour l’instant, en s’alignant sur les syndicats, elle se prive par avance de toute marge de manœuvre, pour un bénéfice politique douteux.
Parlons maintenant des objectifs du mouvement. Il n’était pas au départ, comme vous le dites dans votre second commentaire, l’abolition de la loi LRU, qui avait été soutenue par la gauche modérée et combattue surtout par la gauche radicale. Cet objectif n’a été mis en avant qu’au début de la phase de radicalisation/pourrissement du mouvement. Il est d’ailleurs une des raisons (avec le souci des étudiants) pour laquelle le travail a repris dans nombre d’universités. Je ne suis personnellement contre ni l’autonomie des universités qui doivent pouvoir avoir une politique d’établissement, ni contre le principe même de l’évaluation. Les chercheurs du CNRS sont évalués, pas nous. Ce n’est pas normal. Membre du CNU et de divers comités de spécialistes, je vois trop de candidats munis d’excellents dossiers rester en dehors de l’Université pour être opposé à ce qu’on envisage d’autres types de contrats pour les recruter. Je ne communie pas avec l’optique du renforcement des garanties des gens en place pour laisser les jeunes dehors.
Une réforme mal faite qui va dans la bonne direction peut être soutenable, quitte à la modifier ensuite (c’est le cas de la loi LRU, dont un brossage d’ailleurs se prépare, et dont je suis persuadé que la gauche l’amendera peut-être mais ne le supprimera pas). Le statut des enseignants-chercheurs était à mon sens trop mal fichu pour être soutenable, par contre son aspect inapplicable aurait rendu très vite nécessaire de l’amender.
Je suis contre tout ce qui coupe l’Université du monde environnant et en fait un antimonde. Le refus par exemple (au moment du mouvement anti-LRU de l’an dernier) d’accueillir dans les conseils des représentants de la société civile et des entreprises est une aberration, qu’on ne peut soutenir que si l’on rêve d’une étatisation totale de l’économie, tous nos étudiants devenant alors de futurs fonctionnaires. C’est même à mon sens un refus de nous présenter devant des non-chercheurs en expliquant ce que nous faisons. Un manque de confiance énorme dans la valeur de ce que nous faisons.
J’essaie d’inscrire ma réflexion dans le moyen et le long terme : la loi LMD a commencé le désenclavement des universités, la loi LRU permet de réfléchir davantage à notre offre de formation, nous redevenions compétitifs par rapport aux classes prépa et au privé supérieur dont on oublie toujours à quel point il est important dans notre pays. L’image que nous donnons à l’extérieur (je discute très souvent avec des gens qui ne sont pas du milieu universitaire) est désastreuse. Le résultat le plus clair du mouvement, c’est de faire régresser les établissements que fréquentent les jeunes issus des milieux les plus larges de la société, et de renforcer les lieux de la reproduction sociale. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? À un moment donné, il faut se demander si empêcher cette loi de passer est un objectif absolu, qui vaut le sacrifice d’un semestre pour les étudiants et une baisse de 25% des inscriptions en fac. Le gouvernement a sa part de responsabilité dans ce gâchis, mais le milieu universitaire a aussi la sienne. Il nous faudra repartir avec quelques années perdues et une image en ruine. Mais nous repartirons. Les étudiants, la recherche, l’Université en valent la peine.
J’espère que ma position est plus claire à vos yeux. Je suis toujours un peu gêné quand je suis contraint d’être affirmatif à ce point ; on lie toujours des propositions contestables à d’autres qui le sont moins. Mais le rôle d’un blog est aussi de se rendre « discutable »… Et puis, je ne voudrais pas terminer par du négatif. Nous avons entre les mains un moyen considérable pour peser sur les évolutions de long terme : notre enseignement. La pensée diffusée ne fait pas tout, mais elle compte. Nos sciences humaines sont des disciplines de formation : formons, ne nous en lassons pas. Quand nous paralysons le système, nous nous désarmons pour les combats qui comptent vraiment. En tout cas, merci encore, chère commentatrice que je ne connais pas, de m’avoir poussé dans mes retranchements, et poussé, par la finesse de votre critique, à lever des ambiguïtés dont, finalement, celui qui écrit est toujours responsable.

lundi 11 mai 2009

Du désespoir en politique


Désespérer, c’est la grande tentation, les lecteurs de Péguy le savent bien. Une tentation qui a pour elle toutes les apparences de la raison et souvent plus. Et il faut bien le dire : c’est surtout quand on est profondément démocrate, profondément libéral et profondément républicain que le spectacle de la démocratie libérale française qu’est (quoi qu’on en dise) la Vème République (j’allais écrire « finissante », mais on n’en est pas sûr) paraît désespérant. Et cela se reflète dans notre microcosme universitaire : c’est quand on aime profondément à la fois la République et l’Université que le tableau offert par le face à face entre une affligeante bureaucratie qui ne conçoit des réformes libérales que de la manière la plus dirigiste qui soit, sans même parvenir à élaborer un texte « clef en main » qui tienne debout, et d’éminents universitaires mettant parfois toute leur application à retomber en enfance, que le tableau de certaines grandes universités (j’en connais au moins une) orchestrant leur suicide, donne envie d’une petite cure d’individualisme du type « Brassens au coin du feu ».
C’est quand on pense que la dose indispensable de libéralisme réside dans la prise en compte d’une réalité économique, qui sait se rappeler durement à notre sempiternelle volonté de tricher, que l’on s’inquiète vraiment. Quand on sait que le système économique est bien auto-correcteur, mais que le prix de la correction peut être démesuré et très lourd socialement, que la réalité économique ne nous ménage pas et que si nous voulons être humains quand les mécanismes de l’échange ne le sont pas, il faut d’abord s’en donner les moyens par une gestion saine ; quand on sait tout cela, l’on s’inquiète vraiment de voir l’argent virtuel d’un système bancaire tenté ces dernières années par le charlatanisme et la prestidigitation mathématisé remplacé par de l’argent public tout aussi virtuel, puisqu’il est emprunté.
Pour remédier à tout cela, je pratique une forme d’optimisme très particulière : j’essaie de me placer dans le temps long. Non pas le long terme de Keynes, celui auquel « nous sommes tous morts », non pas un avenir indéfini, mais le temps long de ce qui dure. Le temps long des petits cailloux que l’on pousse, et qui finissent par faire une digue. Le temps où les rappels « à temps et à contretemps » de quelques vérités élémentaires, de quelques principes simples, finissent par être entendus, pour un temps, entre deux tourbillons d’illusions plus ou moins désintéressées. Je commentais ce matin avec mes étudiants, dans un amphi d’emprunt pour tourner le blocage sorbonnard infligé par nos propres autorités de tutelle, celles qui devraient veiller à ce que nous puissions travailler en paix, le discours de Montalembert au congrès de Malines. Ce catholique libéral y incitait son Église à accepter la liberté de conscience (qu’il ne distinguait pas de la « liberté religieuse »). Il lançait cet appel en 1863, avant de voir fondre sur lui en 1864 le Syllabus et en 1870 l’infaillibilité pontificale, qui le désespéra. Force est de constater que le catholicisme a fini par y venir. Montalembert n’avait pas attendu le succès pour croire ce qu’il croyait. Je pense aussi à l’inquiétude de ceux qui, dans les années 1980, comme Jean-François Revel (Comment les démocraties finissent, 1983), insistaient la vulnérabilité des démocraties libérales, alors même qu’en 1989, le mur de Berlin allait chuter. Ils avaient peut-être tort de mésestimer non pas tant la force intrinsèque de la vérité que la vulnérabilité, la difficulté à durer de ce qui repose sur le mensonge. Je crois qu’il est important de travailler à essayer de comprendre lucidement la situation présente, aussi douloureuse que cette compréhension puisse être, pour y démêler ce qui peut durer et ce qui doit changer. N’écoutons pas ceux qui nous appellent à être les architectes d’utopies qui ne servent qu’à refuser la réalité et s’en laver les mains à l’avance, qui ne servent qu’à nous délivrer illusoirement du fardeau du présent. Gardons nos puissances d’affection à ce qui mérite de durer, et ne nous lassons pas de proposer de changer le reste. Je sais bien ce qui est terrifiant, quand on n’est pas un révolutionnaire en chambre : le peu de temps qu’il faut pour désorganiser ce qui marche, et l’immense énergie nécessaire pour faire tourner et tant soit peu améliorer les choses.