samedi 29 mai 2010

La "question du régime" n'est pas réglée



La fracture est grande, finalement, entre gouvernants et gouvernés, depuis la Révolution française, probablement même, si l'on suit François Furet, depuis la fin du règne de Louis XV. La légitimité royale est entrée en crise, et cette histoire s'est terminée dramatiquement le 21 janvier 1793. L'instabilité révolutionnaire et post-révolutionnaire a fait le reste.


La république a bien pu finir par s'imposer : les Français restent fondamentalement des monarchistes déçus. Je an Tulard l'avait mis en lumière : depuis le glorieux consulat de Napoléon Bonaparte, la quête d'un "sauveur" est récurrente. Une figure glorieuse, ou, sans être médiocre, portée par un nom, comme Louis-Napoléon Bonaparte. Glorieuse et âgée, comme Pétain en 1940 et de Gaulle en 1958. Expérimentée et énergique malgré les ans, comme Thiers en 1871 et Clemenceau en 1917.


Point n'est besoin d'une longue analyse psychanalytique pour voir là la figure du père, celle qu'on ne pardonne pas aujourd'hui à Nicolas Sarkozy de ne pas incarner. La majorité des Français politisés font ainsi profession, depuis plus de deux siècle, de détester le pouvoir exécutif, avec quelques poussées d'idolatrie compensatoire (et le plus souvent rétrospective). Les présidents sont aimés morts ou au moins à la retraite, plus ou moins méprisés quand ils exercent le pouvoir. Et sous la Cinquième république, c'est sans issue : l'impopularité générale des parlementaires permettait à quelques présidents du Conseil et ministres, pourtant issus de ce monde, de bénéficier d'un effet repoussoir : Antoine Pinay et Mendès-France en ont un temps profité. Les présidents n'ont comme fusible ou comme parapluie que des premiers ministres qui couvrent au mieux l'électorat qui les a portés au pouvoir.


Depuis les années 1770, les Français politisés n'aiment plus leur roi ; comment aimeraient-ils durablement l'élu d'une moitié de France contre l'autre ?


On peut aborder les choses d'un point de vue républicain : le gouvernement majoritaire requiert une sorte d'ascèse citoyenne, par laquelle on reconnait la légitimité de l'élu du "camp d'en face" parce que l'on se sent directement relié à la communauté nationale. Ce point de vue n'existe en France que marginalement.


Reste la solution monarchique ou quasi-monarchique : on distingue soigneusement entre le représentant de l'Etat et le chef du gouvernement. Le premier, s'abstenant de descendre dans l'arène politique, incarne l'unité symbolique de la nation et le respect des règles normant la compétition politique. Il incarne aussi, en dernière analyse, la permanence de l'Etat de droit et le respect dû à l'ordre légal. Le second assume la dimension conflictuelle, clivante de l'action politique et assume le fait d'être chef d'une majorité, avec toute la fragilité que ce dernier terme masque.


La cinquième république n'est pas dans cette logique, même dans l'utopie du discours de Bayeux : le président, investi par de grands électeurs, est bien une figure consensuelle et que l'on souhaite dépolitisée, le premier ministre est bien l'homme qui représente la majorité parlementaire, mais le chef de l'Etat oriente l'action gouvernementale.


Finalement, le discours républicano-républicain mettant du "citoyen" (en adjectif) partout et le discours monarchico-mystique sommant le président "d'incarner" veulent tous deux surmonter le hiatus entre les citoyens et le pouvoir et échouent tous deux.


Ils sont portés par de puissants vecteurs, l'éducation nationale pour le premier, une large part des médias pour le second. Ils trouvent de puissants échos dans l'imaginaire national. Mais le républicanisme se heurte à la confusion générée par nos institutions entre l'Etat et le gouvernement, et la figure promue du citoyen se dégrade en manifestant sloganophore, cantonné à la contestation infantile, et glissant parfois de là à la stricte défense de ses intérêts catégoriels. Qui dira jamais la mélancolie qui peut saisir un historien quand il voit le "socialisme des professeurs" aboutir à faire des lycéens ou des étudiants la piétaille de manifestations contre tel ou tel projet ministériel ? La retombée dans le catégoriel, la défense parfois légitime des acquis, si elle est menée sans perspective, ne nourrit que la peur de l'avenir et la dépression collective.


A droite, la quête frénétique du grand homme conduit à rêver de 18 juin 1940 en pleine paix et à suivre avec plus ou moins de conviction des hommes qui, même énergiques, se heurteront vite au mur de l'opinion. Au total, la fracture entre gouvernants et gouvernés ne pourrait être un peu réduite, me semble-t-il, qu'en posant la question institutionnelle.

lundi 17 mai 2010

La fracture


Pendant un mois, je n'ai pas touché à ce blog. J'ai esquissé quelques posts, qui me paraissaient tous ne pas s'élever au-dessus de ce que l'on entend partout. Chacun a rencontré ces friches de la pensée; derrière la lassitude, il y a une frustration, et derrière cette frustration, la volonté d'aller plus profond.


La politique française est en ce moment écartelée, et plus encore démantelée, entre la surface ultra-réactive, régie par la communication et les querelles d'image de gouvernants en permanence en campagne et ne saisissant en fait jamais vraiment les rênes du pouvoir, et des forces profondes comme celles que la crise de 2007 a manifesté. Régulièrement, mais de manière imprévisible, ces dernières dictent des réponses de court terme, tout aussi nécessaires qu'improvisées.


La crise de 2007 est bien à deux étages, comme pouvaient le redouter ceux qui ne jetaient pas l'économie politique avec l'eau du bain : d'abord bancaire, puis liée aux finances publiques. Le remplacement d'un argent virtuel par un autre a joué son rôle d'amortisseur, mais tout se paie. Comme disait Péguy, l'économie est bien le domaine où il n'y a pas de miracle.


Dans ces urgences successives, Nicolas Sarkozy regagne toujours du crédit, son dynamisme et sa ténacité donnent l'impression d'une prise sur les événements. Mais la fracture entre le microcosme communicationnel et la véritable nécessité politique reste béante à l'arrière-plan.


Mon insatisfaction intellectuelle : ne pas mieux discerner ce qui relève d'une situation, lieu et moment, et ce qui relève d'une vérité porfonde de la politique moderne, et peut-être de la politique tout court. Au fond, que le gouvernant en démocratie cherche à satisfaire les caprices de l'opinion, ou doive tenir compte de réactions plus légitimes, mais épidermiques et irraisonnées (les fameuses "peurs"...), quid novi ? Que pendant ce temps les sociétés, ensembles interconnectés, complexes et incontrôlables au fond, préparent de nouveaux coups de boutoirs, que les mouvements de fonds se fassent de temps à autre sismiques, quid novi ?


On peut tenter d'avancer en se disant que nous disposons, selon les périodes et les situations, de réponses plus ou moins satisfaisantes à la question du rapport entre pouvoir et société civil, une fois sorti du mythique "ordre traditionnel".


La réponse totalitaire : le pouvoir va "informer" la société civile, créer une communauté sans tensions, sans incohérences, sans conflits d'intérêts, prévisible enfin car toute entière tendue vers un but.


La réponse révolutionnaire : à un moment, tout va changer. Un choc au niveau du pouvoir, ou un choc dans la société, ou encore la combinaison éventuelle des deux (comme le pensait Marx) refera coïncider pouvoir et société, définitivement (Marx encore) ou en ouvrant une nouvelle période. La réponse révolutionnaire peut être égalitaire, issue d'un idéal démocratique extrêmisé (extrême gauche), elle peut-être religieuse, issue d'une tradition radicalisée, systématisée et ainsi modernisée (catholicisme intransigeant, islamisme).


Les limites prévisibles de la seconde réponse peuvent conduire à glisser vers la première... ou à se résigner à la troisième.


La troisième réponse n'en est pas une, et c'est la seule. Elle intègre à une dose variable le point central du libéralisme : le pouvoir et la société ne peuvent se confondre, et doivent passer l'un et l'autre un contrat. On reconnaît l'idéal "démocratique libéral". Mais cette réponse elle-même renferme une part d'utopie : ce contrat même, supposé transparent, explicite, satisfaisant pour les deux parties. Et il ne peut jamais être tout cela, puisqu'il relie un pouvoir divisé, animé de tensions, à une société elle-même tiraillée. Et dans un cas comme dans l'autre, ces contradictions peuvent être motrices ou paralysantes.


Les tensions du pouvoir sont arbitrées par la nécessité sociale : en dernière analyse, on ne l'emporte politiquement que si on paraît, à tort ou à raison, répondre aux aspirations dominantes. Être ce que l'on appelait dans la politique parlementaire du XIXe siècle "l'homme nécessaire".


Les tensions de la société requièrent elles aussi un arbitrage du pouvoir. Beaucoup d'arbitrages, à tort et à travers. Combien de fois, soumis à cette nécessité, un homme ou une femme politique peut-il (ou elle) avoir envie de dire : ce n'est pas dans mon programme, laissez-moi, je ne veux pas de vos querelles... - Il faudra pourtant prendre position.


Les idées politiques surgissent ici. Si elles ne sont pas simplement des divagations de théoricien, des marottes d'universitaires, elles sont tout ce qui permet dans la durée les rapports du pouvoir et de la société civile. Elles ne sont pas, dans le contexte de la "troisième réponse", des diktats auxquels l'humanité devrait se plier. Elles sont des régulatrices et des stimulants.


Le socialisme, le libéralisme, le gaullisme s'il existe encore, l'écologie politique, le nationalisme, ce dont des traditions politiques plus ou moins anciennes qui tentent d'ordonner le chaos obligé des relations entre pouvoir et société civile. Les idées ne doivent pas gouverner, mais on ne gouverne pas sans elles. C'est pourquoi sur le plan politique, le premier, le véritable engagement des intellectuels, c'est, tout simplement, de penser. Il y a là une place, une mission, à remplir par la plume/le clavier et la parole.


Mais revenons à la France : la fracture y est tout particulièrement à inventorier, parce qu'elle est plus ample qu'ailleurs et qui depuis les années 1960, elle tend à s'élargir - ce sera l'objet d'un prochain post.