lundi 24 janvier 2011

La prudence, les convictions et l'événement


Il y a toujours, quand on enseigne l'histoire des idées politiques, un grand plaisir intellectuel à présenter la controverse entre Edmund Burke et Thomas Paine à propos de la Révolution française.


L'un explique pourquoi les révolutionnaires, qui ont choisi de faire table rase du passé national et de refonder l'ordre politique à partir des principes de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, courent à la catastrophe ; il anticipe leur échec à entraîner dans le mouvement réformateur le roi, la noblesse, le clergé, bref les autorités traditionnelles auxquelles ils ne prévoient pas de laisser une place.


À l'opposé, Thomas Paine saisit toute la grandeur de ces nouveaux principes, toutes les perspectives qu'ils ouvrent. Il anticipe un monde où l'idée démocratique se diffuse, où les vivants ne sont plus les esclaves des morts, où l'on tente d'utiliser avant tout la raison pour régler les problèmes de la vie en commun.


Burke est un avocat de la prudence politique, et dès les débuts de la Révolution, il dénonce des erreurs qu'il voit se commettre, et pronostique la guerre civile. Paine voit mal de près, mais il voit bien de loin. Deux hommes intelligents, sincères, s'opposent - et qui, en plus, aiment tous deux passionnément la liberté. On respire à l'aise dans cette polémique, on y rêve des positions moyennes, d'audaces intellectuelles "surplombantes"...


Mais on peut parfois n'avoir ni la prudence de Burke, ni l'aspect visionnaire de Paine. Les deux, l'un rêvant d'une politique qui proposerait des "améliorations" réalistes, l'autre d'un monde rationalisé allant au bout de l'idéal des Lumières, ont été, à un moment ou à un autre, désemparés par l'événement-Révolution. Burke laisse percer de la nostalgie, et peine à montrer aux Français où se trouvent les traditions de liberté qu'ils pourraient tranquillement développer à la britannique ; Paine a connu les geôles de la Terreur. Mais au moins, ils en disaient quelque chose qui se tenait.


Face aux événements tunisiens, face à une révolution démocratique (dont on ne sait pas encore si elle aboutira ou pas à la construction d'un ordre démocratique), la position qu'a exprimée malheureusement Michèle Alliot-Marie, de faible soutien à un pouvoir en train de s'écrouler, rappelle certaines réactions en 1989. Face au surgissement de l'événement, si on a ni la prudence de Burke ni les idéaux de Paine, on est absolument désarmé.


C'est si spectaculaire, un pouvoir qui s'affaisse. J'ai ressenti une drôle d'impression quand le président Ben Ali a dit qu'il ne solliciterait pas un nouveau mandat, qu'il allait partir dans quelques années : il ouvrait déjà la perspective de son départ, et comme les manifestants ont dû avoir eu envie de redoubler d'efforts : le but était en vue ! Un pouvoir qui s'affaisse donne toujours, à, des degrés variables, l'impression de se suicider quand il s'écroule, et qui sait si cette impression est entièrement illusoire. Ce qui tient aux décisions des uns ou des autres, ce qui ressort des causes profondes, ce qui relève du hasard, tout paraît encore plus mêlé de que d'habitude.
La prudence pragmatique ou les convictions fortes aident à se réassoir face à l'événement, que celui-ci déchaîne terreur ou enthousiasme. Elles servent à rester debout au passage de la déferlante. Mais l'événement demeure un démon facétieux, qui semble prendre plaisir à piéger tous les producteurs de discours.

mardi 18 janvier 2011

L'enseignant et l'Etat


Dans les échéances politiques qui s'annoncent, on peut déjà être sûr qu'une question aura du mal à surgir : celle de la modernisation de l'Etat.


Autant le dire tout de suite : j'appartiens à la race des fonctionnaires heureux de l'être. Je me souviens avoir fait sourire (mais gentiment) en 2008 le jury de mon habilitation en remerciant, outre ceux qui m'avaient aidé dans ma recherche, deux entités dont je pouvais d'ores et déjà annoncer que mes remerciements les toucheraient peu : la République, qui m'employait déjà depuis pas mal d'années, et particulièrement l'Education nationale, qui toutes deux m'avaient laissé une pleine et entière liberté de parole. J'ai toujours eu l'impression, en essayant de former des gens à la raison critique par le biais de l'histoire, d'accomplir une sorte de mission, périlleuse parce que, comme le savait déjà Condorcet, tout peut être perverti quand on l'enseigne comme un dogme - de même que l'aspect "show" de l'enseignement peut toujours nous placer entre le monde que nous voulons montrer et ceux à qui nous voulons le montrer.


Mon incurable scepticisme sur "l'éducation civique, juridique et sociale", à laquelle j'aurais aimé qu'on substitue une initiation au droit public, plus neutre en apparence et finalement plus profonde, ancrant bien davantage les esprits dans une culture républicaine et un libéralisme politique auxquels je suis attaché, masquait une conviction plus profonde : c'est en faisant de l'histoire le plus honnêtement et le plus franchement possible qu'on sert, au fond, le mieux l'intérêt général.


Détour que cela, mais détour pour en venir à l'Etat. En le servant de cette manière là, en essayant de communiquer ce que je pensais avoir compris, en transmettant "bêtement la vérité bête", pour faire mon Péguy, en bousculant de temps à autre un peu d'idées toutes faites pour arriver à quelque chose de plus intéressant (ou essayer), en tentant d'enraciner une réflexion pour saisir les grands basculements que nous vivions, j'avais l'impression - je l'ai encore - de connecter une parcelle de la raison universelle au mouvement du monde, à l'avenir qui était là (qui l'est toujours), niché dans les projets de ceux qui me prêtaient une attention plus ou moins distraite. Passant dans l'enseignement supérieur, où l'on a davantage l'occasion de regarder les étudiants penser, j'ai eu plus encore l'impression de surfer sur la vague, d'être dans un lieu où le passé et l'avenir s'entremêlaient dans une sorte de happening perpétuel - je me rends compte en la relisant que cette phrase suggère une sorte d'ivresse, mais il y a un peu de cela dans l'enthousiasme qui peut gagner de temps à autre toute personne qui enseigne.


Et je me suis souvent dit que servir l'Etat, ce n'était vraiment exaltant que lorsque l'on avait l'impression que cet Etat participait du grand mouvement qui nous emporte tous, de l'aventure de l'humanité, qu'aucun de nous ne contrôle, mais dont nous sommes tous, à une échelle souvent très petite, partie prenante. C'est plus facile de sentir cela quand on enseigne, si du moins on croit au moins un tout petit peu à l'universalité de la raison, mais je crois que l'on peut retrouver des expériences similaires dans tous les domaines.


J'en viens à mon inquiétude, et cette fois elle est plus historique : il me semble que cet Etat, modernisateur tout au long du XIXe siècle, et avec passion, a raté le tournant des années 1960 et 1970, où les rapports sociaux se sont plus transformés que dans les cent ans précédents. Il s'est modernisé moins vite, finalement, que les entreprises, que la culture, que la société - on peut toujours se dire, consolation de vieillard, qu'il a pris moins de risques. Ceux qui disent vouloir le réformer aujourd'hui rêvent de lui appliquer (on le voit dans la recherche) les recettes managériales nées dans les années 1940, et ses défenseurs ne se rendent pas compte qu'un Etat crispé sur sa propre défense et celle de ses personnels ne peut plus accomplir aucune mission. Alors, parmi les attentes qu'il n'est pas forcément triste d'inventorier (qui sait ce qui se prépare, au fond, pour les années qui viennent?), il y aurait celle d'une réforme de l'Etat souple, multiforme, peut-être aussi lente et patiente, pourquoi pas si ses premiers effets se font vite sentir ?


mardi 4 janvier 2011

L'ère primaire


L'algarade entre Manuel Valls et Benoît Hamon sur les 35 heures ne fait que mettre en évidence le piège dans lequel s'est enfermé le Parti socialiste, piège depuis longtemps signalé dans ce blog.

Le système des primaires socialistes est trop tardif, c'est un fait. L'accélération du calendrier est rendue impossible par la situation de Dominique Strauss-Kahn, et il est peu probable que le déroulement des opérations soit modifié. Mais ce n'est pas là son principal défaut. Après tout, si chacun pouvait bâtir un programme cohérent, l'investiture par le parti ne serait plus qu'une étape dans un processus plus long, qui permet de se faire connaître par l'opinion.

Mais l'élaboration collective d'un programme du parti sans savoir quelle tendance l'a emporté pour la désignation est surréaliste. Elle bride le débat d'idées entre les candidats aux primaires. Si on veut absolument que les adhérents et les sympathisants choisissent, si on renonce à la logique qui veut que le leader du parti soit le candidat à la présidentielle, il faut au moins leur donner à choisir entre des lignes bien identifiées et peut-être même des équipes en voie de constitution.

Ici, les procès en orthodoxie auront pour effet de générer chez tous les candidats un discours moyen, alors que la politique est faite d'arbitrages, de choix, souvent risqués, parfois douloureux, toujours nécessaires. Ainsi, la primaire est réduite à un conflit d'égos, et ce que l'on voulait éviter, la guerre des chefs, se trouve absolument favorisé.

Chaque famille politique a ses forces et ses faiblesses. Comme Alain Bergounioux et Gérard Grunberg l'ont dit depuis longtemps, la fragilité propre du socialisme français réside dans son rapport au pouvoir. On en veut et on n'en veut pas ; l'ambition est toujours mauvaise. Le rapport fascination-répulsion est autodestructeur : la politique démocratique, c'est la compétition arbitrée par l'opinion. Les ambitions sont là, inutile de jouer les saintes-nitouches.

Il faudrait savoir combien d'électeurs Nicolas Sarkozy avait gagné en affirmant qu'il ne pensait pas seulement à la présidentielle en se rasant.

La lutte pour le pouvoir est normale, il s'agit juste de savoir si elle permet ou pas d'enclencher le débat d'idées, la compétition des programmes et le choix. On a parfois l'impression, dans ce déni parfait ("les idées d'abord, les ambitions ensuite"), de retrouver les rapports du monde catholique et de l'argent.

Il est possible que le candidat socialiste, au final, l'emporte dans la mêlée confuse qui s'annonce. Mais ce sera sans programme. En somme, l'opportunisme est au coin de la rue...