Un ami m'a demandé un hommage à Jean-Marie Mayeur. Je le reproduis dans ce blog, surtout pour ce que je dis sur son dernier ouvrage...
Jean-Marie Mayeur nous a quittés le 8 octobre 2013. Pour plusieurs d’entre
nous, c’était un maître qui ne voulait pas être un maître, mais qui l’était, à
sa manière discrète et exigeante. Quand on était son thésard, ou son ancien
thésard, et qu’on le disait autour de soi, on se rendait vite compte qu’il
existait autour de lui un consensus, qui passait assez largement les frontières
des querelles historiographiques et politiques. Dans un milieu où l’on parle
beaucoup et où les susceptibilités sont chatouilleuses, je ne lui ai pas
rencontré de véritable ennemi.
Et cela était d’autant plus étrange qu’il disait nettement ce qu’il
pensait. Qu’il avait une sorte de culte naturel pour l’indépendance d’esprit,
qu’il aimait aussi chez les autres. Qu’il avait exercé beaucoup de
responsabilités, et eu dans les années 1970 le redoutable honneur de commenter
dans Le Monde les publications des
autres Fils d’inspecteur général, il avait, je crois, une sorte de religion du
service public, fortifiée par cette alliance devenue rare, mais qui l’était
moins dans sa génération, de patriotisme, d’esprit républicain, de foi
catholique et de libéralisme intellectuel. Son goût des responsabilités, sa
curiosité pour la politique lui avaient donné une autre sensibilité rare :
un sens du concret et des arrangements nécessaires. La conception de la laïcité
qui irrigue les études rassemblées dans La
Question laïque (Fayard, 1997), originale et pragmatique, en témoigne. C’est
peut-être à cause de cela, qui lui permettait de ne pas perdre de temps sur les
débats secondaires, d’aller droit à ce qui comptait, qu’il générait du
consensus.
Il avait pu prendre place dans le monde des contemporanéistes avec une
biographie parue chez Casterman en 1968, celle de l’abbé Lemire, sans trop se
préoccuper de l’air du temps, et rester attentif au développement de la
recherche sans jamais cesser de lire les anciens. Je le revois expliquer, se
moquant de lui-même, qu’il avait écrit sur l’esprit républicain dans un ouvrage
publié en 1963 sans avoir encore lu… Gabriel Hanotaux. Il aimait se définir
comme un « lecteur », ce qui était bien réducteur, mais rendait
compte du prix qu’il accordait, et qu’il nous apprenait à accorder, aux
témoignages, aux divers points de vue des contemporains d’un événement. Cela lui
donnait une humilité profonde, et aussi cette familiarité avec les milieux
républicains et catholiques des années 1870 à nos jours qui nous impressionnait
tant. Elle explose dès 1966 dans ce petit volume réédité en 2005 sur la
Séparation des Églises et de l’État, elle se donne libre carrière dans Les
Débuts de la IIIe République 1871-1898 (Seuil, 1973), Des partis catholiques à la démocratie chrétienne (Colin, 1980)
ou La Vie politique sous la IIIe
République (Seuil, 1984), ou dans Catholicisme
social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises
(Cerf, 1986).
Une conversation avec lui pouvait être d’une brièveté touchant au laconisme
ou donner lieu à des échappées délicieuses. Elle ne pouvait jamais être vaine. Le
jugement était rapide, éclairant, suffisamment pour que l’on se sente un peu
soulagé de converger avec lui. Il n’y avait pas de solution de continuité entre
la manière dont Jean-Marie Mayeur envisageait le passé, le milieu universitaire
dont il avait une expérience variée (Nanterre, Saint-Étienne, Lyon II, Paris
XII, Paris IV) et le milieu politique contemporain. Une seule chose lui
manquait : le souci de mettre en valeur sa propre pensée. Je reste
persuadé qu’on n’a ainsi pas pleinement reçu son dernier ouvrage, Léon Gambetta. La Patrie et la République
(Fayard, 2008): par-delà l’approche biographique, l’auteur y bouscule
énormément de poncifs historiographiques. Comme pour la laïcité, il n’y livre
pas sa théorie, il faut la chercher entre les lignes. On est sûr de l’y trouver.
S’imposer en restant discret sur soi n’est pas chose facile. Mais l’œuvre
est là, et nous sommes nombreux à penser qu’elle se révèlera durable. Quant à
l’homme, je crois n’avoir pas été le seul à penser, en l’église Saint-Jacques
du Haut-Pas, que son mélange de distance et de vraie passion pour l’histoire,
de culture et d’engagement manquera aux années qui viennent.