Comme beaucoup de
gens qui ont à la fois la fibre républicaine et la fibre libérale, l’affaire
Dieudonné m’a plongé dans un malaise certain. Pourtant, je comprends ce que
Manuel Valls essaie de faire à gauche : une espèce de retour aux sources
républicaines qui ne soit pas l’archéologie chevènementiste, une conciliation
de l’ordre républicain et des valeurs progressistes, susceptible, espère-t-il,
de sortir le socialisme du deuil interminable des perspectives de changement
social global sans le cantonner aux revendications sociétales. Mais j’ai mieux
saisi la source de mon malaise quand le ministre de l’Intérieur a qualifié la
décision du Conseil d’État relative au spectacle de Nantes de « victoire
de la République ».
Dans cette remise
au goût du jour du patrimoine républicain, c’est donc la « défense
républicaine » qui est aujourd’hui mise en avant. Cela me paraît à la fois
disproportionné et peu opportun.
La défense
républicaine, c’était sous la Troisième République l’union des républicains
quand le régime semblait en péril pour prendre des mesures exceptionnelles. Je
dis bien « semblait ». Nous ne sommes pas sûrs que quand Jules Ferry
expulsait les Jésuites au début des années 1880, quand le ministre de l’Intérieur
Constans fait arrêter les comparses de Boulanger, quand Waldeck-Rousseau
relance l’anticléricalisme en 1899 pour réprimer l’agitation antidreyfusarde en
épargnant l’armée, quand Émile Combes fasait expulser les congrégations
religieuses (l’image des Chartreux marchant dans la neige au milieu des soldats…),
nous ne sommes pas sûrs que ces mesures étaient indispensables au salut du
régime.
Dans un excellent
ouvrage[1],
Jean-Pierre Machelon avait autrefois inventorié ces mesures d’exception, et
avait conclu que la politique de défense républicaine avait généré des entorses
aux libertés publiques, mais que ces entorses ne suffisaient pas à faire
oublier que le régime était, en fonctionnement normal, d’un libéralisme
remarquable (il suffit de rappeler la loi de 1881 sur la liberté de la presse).
L’anticléricalisme (à l’exception de la répression antiboulangiste) en était la
source principale.
Au moins la
République s’en prenait-elle, occasionnellement, à une force organisée,
influente, qui était l’Église catholique de l’époque, avec laquelle elle avait
fini d’ailleurs, par la loi de 1905 et par sa prudence dans son application
difficile (puisque l’affaire ne se termine qu’en 1924, après des négociations
avec Rome) par trouver un modus vivendi remarquable. Une force collective qui,
officiellement, se réclamait encore, au moins à Rome, de principes antagonistes
de ceux sur lesquels la République était fondée.
Dans l’affaire
Dieudonné, nous sommes dans une forme atténuée de défense républicaine. Aucune
loi d’exception n’a été prise. Nous sommes dans une initiative politique, celle
du ministre de l’Intérieur, visant à mobiliser l’arsenal législatif existant
pour empêcher une tournée de spectacles d’avoir lieu. La question n’est pas
celle de la liberté d’association, mais celle de la liberté d’expression. En
fait, on a lancé de nouvelles procédures pour empêcher un spectacle d’avoir
lieu, au lieu de se contenter d’obtenir de Dieudonné le paiement des amendes
auxquelles il a été condamnées.
Pour justifier l’entreprise,
c’est la République qu’on invoque. Contre un homme seul, qui pour l’instant n’a
fait que parler et se présenter, sans aucun succès, à quelques élections. Si
ses opinions sont répréhensibles ou délictueuses, il peut tomber, et est déjà
tombé d’ailleurs, sous le coup de la loi, qui encadre et limite déjà la liberté
d’expression. Mais dans le cadre du contrôle a posteriori, véritable garant de la liberté. Ce que Manuel Valls a
tenté était juridiquement possible, comme le prouvent les décisions du Conseil
d’État dont l’indépendance en l’espèce est indiscutable. Mais croire que la
République est menacée par les sketches de Dieudonné, c’est en avoir une piètre
idée.
Nous ne sommes pas des enfants prêts à se ruer sur des
idées nauséabondes. Nous sommes capables d’attendre que les propos de Dieudonné
soient condamnés quand ils sont condamnables, et nous sommes en droit d’attendre
que les peines prononcées contre lui soient exécutées. S’il structure son
mouvement, nous sommes capables d’arracher le masque de l’antisionisme, et de
montrer qu’on retrouve derrière ce masque tous les poncifs, toutes les
structures idéologiques de l’antisémitisme. Si ce mouvement représente une
vraie menace pour les principes républicains, il pourra être dissous. Nous
sommes capables de combattre le complotisme, nous n’avons pas besoin qu’on en
fasse l’objet d’un délit d’opinion.